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Article de Anne-Valérie Mazoyer et Sylvie Bourdet-Loubère
ERES | « Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe »
2013/1 n° 60 | pages 97 à 108
Si l’advenue d’un enfant et l’accession à la parentalité constituent une crise pour le couple, questionnant son lien , activant des systèmes défensifs relevant de différents registres : individuel, « couplal » et familial (Aubertel, 2012), la stérilité peut s’apparenter à un traumatisme car elle remet en question la recherche d’affiliation que constitue la mise en couple. La stérilité entraîne une rupture existentielle et symbolique dans le vécu de l’homme comme de la femme, en les confrontant à l’impossibilité de réaliser le désir d’enfant, masquant par là même l’ambivalence habituelle de ce type de désir. La situation de stérilité peut s’apparenter à une situation traumatique, réactivant les problématiques de deuil et de dette. Face à cette situation, les couples ont aujourd’hui le choix d’avoir recours aux techniques de l’AMP ou de se tourner vers l’adoption. Quelle que soit la « solution » du couple pour devenir parent, celle-ci entraîne une modification structurelle de la famille, de même qu’une transformation des liens de parenté, notamment en ce qui concerne l’axe biologique de filiation. En effet, si le recours à l’AMP peut préserver dans certains cas le lien biologique aux deux parents (on parle alors de techniques intra- conjugales), le recours à un don de gamètes, voire à un don d’embryon (que certains considèrent comme une adoption anténatale), parfois nécessaire, induit, tout comme l’adoption, une rupture de la filiation biologique, partielle ou totale. Nous nous intéressons ci-dessous plus particulièrement au vécu et aux représentations des couples en situation d’échec des protocoles d’AMP en ce qui concerne l’évolution de leur désir d’enfant et leurs possibilités de signifier et d’assumer une parentalité atypique. Le recours à l’adoption dans ces situations nous paraît en effet très significatif et source d’interrogations. En effet, le désir d’enfant, lorsqu’il est empêché, peut devenir revendication d’en- fant engageant ces couples dans des démarches (d’AMP avec donneur ou d’adoption) qu’ils sont parfois incapables de poursuivre sans dom- mage pour eux-mêmes (désastres subjectifs), le couple et/ou l’enfant. La possibilité de mener avec ces couples des entretiens cliniques nous apparaît donc particulièrement importante, dans l’objectif de les aider à dépasser les conflits relatifs à la stérilité et à assumer la frustration qui en découle. Offrir un espace de mise en mots, une possibilité d’élaboration de leurs angoisses et appréhensions et leur donner l’occasion de réfléchir à l’origine de ces ressentis en lien avec la dynamique de leur histoire personnelle nous semble pertinent pour l’aménagement de leur parentalité à venir, sur le plan réel et fantasmatique, quel que soit le mode de filiation qui sera retenu.
ENJEUX PSYCHIQUES DE L’INFERTILITÉ ET DU PROJET D’ADOPTION
L’infertilité est une situation où les liens du couple peuvent être mis à mal. Ce diagnostic modifie les relations entre les espaces intrapsychique et intersubjectif, activant les fantasmes inconscients en termes de sexualité et de désir d’enfant. Si les avancées médicales pallient les dysfonctionnements du corps en prenant le relais des organes affectés, ces progrès accentuent parfois un clivage entre corps et psyché. Pour ces couples, dont les traitements médicaux se sont avérées infructueux à résoudre l’infertilité, l’adoption peut s’avérer réparatrice, après qu’ils aient souffert de sentiments de dévalorisation, de souffrance (Soulé, Noël, 1985). Grange-Ségéral (2007) rappelle combien la famille adoptive se construit sur la tentative de réparer des ruptures intergénérationnelles. Le couple infertile vit cette impossibilité biologique à procréer comme un lâchage des générations précédentes qui seules possèdent ce pouvoir de procréation et l’en a interdit. L’adoption peut alors devenir l’ultime solution pour un couple de devenir parent : cependant, avant d’envisager cette modalité de parentalisation, les sujets devront avoir fait le deuil de leur fécondité, la stérilité ayant pu représenter un traumatisme dans leur histoire de vie, nécessitant nombre de réaménagements psychiques et de confrontations à des conflits originaires. L’infécondité menace les investissements narcissiques que chacun a projetés sur l’autre du couple, ce qui fragilise individuellement mais attaque également le socle inconscient sur lequel est basée la conjugalité en renforçant les conflits (Daubech, Commenges-Ducos, 2002 ; Rosenblum, 2009). La démarche d’adoption, surtout si les sujets ont obtenu l’agrément, renvoie souvent à un besoin de reconnaissance sociale alors que, biologiquement, ces sujets, porteurs d’une dette de vie dont ils ne peuvent s’acquitter, sont interdits ou entravés dans leur désir d’enfant. D’autres couples, ayant insuffisamment élaboré cet événement de l’infertilité et ses retentissements psychiques en termes d’identité, d’identification mais aussi de mise à l’épreuve de leur investissement amoureux se représenteront l’adoption comme un rappel de l’incomplétude vécue, d’atteinte des aspirations du Moi Idéal et de réactivation de la détresse infantile2 (Pierron, 20043). En effet, le patient stérile va réélaborer la relation entretenue avec le parent de même sexe, l’infertilité apparaissant comme analyseur de cette relation et des fantasmes afférents (de retaliation ou vengeance suite aux fantasmes œdipiens et à l’envie, rapt des compétences procréatives). L’infertilité, comme l’adoption, remettent à l’ordre du jour les fixations libidinales – sources de répétition – et les aménagements que chacun avait construits quant au sexuel et à l’infantile (comme le rapport aux figures parentales), en un mot la dynamique de son histoire. En d’autres termes, comme l’ont analysé Soulé et Lévy-Soussan (2002), la parentalisation en AMP, comme dans tout autre mode de filiation, non seulement révèle les enjeux de ces filiations-procréations, mais permet aussi de donner du sens à ce qui se passe dans toutes les familles à filiation dite classique.
Ce constat clinique plaide en faveur d’un accompagnement psychologique des couples hypofertiles suivis médicalement, que des étiologies biologiques soient ou non retrouvées. Cet entretien clinique s’apparenterait à une préparation à la parentalité et à une sensibilisation aux difficultés que peut rencontrer l’enfant adopté qui, selon la majorité des études , pourra mobiliser, grâce à un environnement favorable, des processus de réorganisation adaptatifs (transformations cognitives et psychoaffectives) facilitateurs d’une reprise de son développement.
Également, cette invitation à s’intéresser à son monde interne à la faveur de l’infertilité peut éviter de s’en tenir à une lecture causaliste et prédictive des difficultés ou des avatars de développement de l’enfant par sa situation d’adopté, sans compter l’orientation vers des acteurs associatifs et institutionnels, relayant le travail psychique entrepris. En effet, la clinique de l’infertilité, qu’elle soit d’origine psychogène ou physiologique, peut réactiver et actualiser des problématiques intrapsychiques et/ou intersubjectives chez les hommes ou les femmes consultants, alimenter des fantasmes morbides et destructeurs autour de la parentalité ou encore mettre sur le devant de la scène des problématiques transgénérationnelles conflictuelles ou traumatiques (Bourdet, Mazoyer, 2011). En effet, selon Lazaratou et Golse (2006), le trauma impacte chaque traitement de la stérilité : le sujet subit l’inaptitude à procréer, se confronte à la non-réalisation du désir d’enfant et, en même temps, est soumis à une vive excitation, alimentant la croyance en la toute-puissance dans la science et ses possibles. Une mise en sens du vécu d’infertilité ainsi qu’un accompagnement du travail de deuil de la grossesse et de l’enfant biologique nous paraissent donc nécessaires en préalable de toute démarche d’adoption, au risque de conflictualiser des liens déjà fragiles ou que l’adoption reste inscrite dans une filiation dite narcissique, portée par un fantasme de complétude (articulation du désir d’enfant et de l’aménagement conjugal). Nous interrogeons donc, à travers des situations rencontrées dans un centre d’assistance à la procréation, les représentations de l’adoption chez des couples et l’évolution du désir d’enfant.
Comme le rappelle Veuillet (2001), le couple, après un long par- cours médical pour traiter l’infertilité, se tourne vers l’adoption après avoir fait non pas le deuil de l’enfant biologique mais plutôt celui de la thérapie médicale. Si les techniques de l’AMP, « garanties narcissiques » (Veuillet, 2004), sont au service de la continuité généalogique, l’adoption est quant à elle rupture de cette continuité. En termes analytiques, la vraie question, dans ces atypies de la conception, est de repérer de façon prédictive le risque pour l’enfant de devenir « enfant prothèse », destiné à réparer le narcissisme blessé des parents. Or, l’idéalisation de l’enfant fait souvent obstacle au processus de parentalité : les parents, notamment adoptants, pouvant dénier le besoin de réparation d’un narcissisme malmené, en identifiant la dette uniquement du côté de l’enfant, qui devra forcément se montrer reconnaissant de l’acte d’adoption.
Nous évoquerons ainsi la portée du travail clinique pouvant favoriser l’élaboration des ressorts inconscients du désir d’enfant, reposant sur une intégration dynamique du roman familial et un aménagement de la représentation de l’enfant imaginaire (Soulé, Lévy-Soussan, 2002). « L’élaboration de la scène primitive, dans sa fonction originaire de la famille, est plus particulièrement déterminante pour l’élaboration du roman des origines de l’enfant adopté » (Lévy-Soussan, 2002, p. 56). Rappelons que l’adoption n’est pas un traitement de l’infertilité mais une modalité d’entrée en parentalisation, qui, pour être vécue du mieux possible, doit être choisie (Blanchy, 2011). L’accompagnement psychologique des couples permet également d’aborder les fantasmes de culpabilité liés à l’infertilité (perception de soi déficitaire, estime de soi abîmée, représentation de soi comme « handicapé[e] ») ou liés à l’adoption en soi (rapt d’enfant, achat d’enfant…) afin de pouvoir accueillir l’enfant en lien avec sa propre histoire et donc être en mesure de le reconnaître à la fois comme familier et autre et de l’intégrer comme son fils ou sa fille. De plus, lorsque les sujets se tournent vers l’adoption en raison d’infertilité, ils doivent avoir accepté la double stérilité (y compris pour le sujet ne souffrant pas d’infertilité qui doit faire le deuil de la procréation biologique si le couple opte finalement pour l’adoption) et renoncé à l’axe biologique de la filiation.
Nous nous proposons à travers ces situations d’infertilité d’interroger la trajectoire adoptive, envisagée après un échec d’AMP. Quelle est la nature de cette décision ? S’apparente-t-elle à un passage à l’acte ou à un symptôme après un ultime échec médical ?
PLACE DE L’ADOPTION DANS LE DÉSIR PARENTAL
La représentation de l’adoption est hétéroclite, portée par des dis- cours contradictoires, souvent médiatisés : basée sur des récits singuliers, l’opinion ne retient souvent que de graves difficultés de comportement accrues à l’adolescence . Il n’est pas question de minimiser ni de banaliser certains troubles ou encore d’idéaliser l’adoption. Elle peut cependant se révéler la solution la plus éthique pour assurer le développement d’un enfant, ayant vécu dans des conditions défavorables avant celle-ci et afin de l’aider à récupérer (catch-up) des compétences dans les domaines cognitif, affectif, social et scolaire (Verhustl, 2009). Sans compter que l’adoption permet à un couple (par exemple souffrant d’infertilité) d’être parents ensemble. L’adoption comme l’infertilité confrontent à une « filiation hors sexe », colorant de façon singulière la scène primitive et le roman familial (Veuillet, 2004). L’adoption ampli- fie les fantasmes du roman familial : d’un côté, se trouvent les parents réels, de l’autre les figures des parents idéaux. La filiation psychique, selon une acception psychanalytique, repose sur une scène primitive originaire servant de fiction créatrice au roman familial. Ces situations dites à la marge éclairent autrement le mythe conjugal, la résonance particulière d’événements de vie activée par le projet de filiation dite artificielle, mais aussi sur la traversée nécessaire du désir de l’enfant idéal, imaginaire. De plus, la situation de l’adoption traduit le fait qu’il ne peut y avoir de filiation sans affiliation (appartenance), « que toute naissance attend sa reconnaissance » (Pierron, 2004, p. 137).
Blanchy (2011) rappelle les principaux motifs de l’adoption : essais médicaux infructeux ; choix de vie malgré une conception biologique possible ; infertilité mais refus de passer par l’AMP conçue comme trop contraignante ou dangereuse ou aux résultats trop incertains . La démarche d’adoption peut alors être le signe d’une tentative de maîtrise chez des sujets dont le corps échappe à la logique du désir. Du fait d’une médiatisation des grossesses après adoption chez des couples dits infertiles, certains sujets envisagent l’adoption d’un enfant comme la possibilité de lever l’infertilité (pensée magique), comme solution de réparation (d’une injustice), ou encore investissent l’adoption en tant que procédé compensatoire ou symptôme. Dans ce dernier cas, l’élaboration de la position parentale est rendue difficile car derrière la décision ou l’interrogation du projet adoptif se cachent des motivations inconscientes, qui, dans le cadre d’entretiens de soutien qui est le nôtre, vont pouvoir être exprimées sans pour autant que le discours et l’écoute ne fragilisent une organisation défensive tant individuelle que conjugale.
La plupart des sujets, confrontés à la non-survenue de la grossesse spontanée, font le choix d’une démarche médicale, plus ou moins spécialisée. Cependant, l’alternative de l’adoption est également très précocement envisagée, parfois même avant d’entamer un parcours médical, et les couples éprouvent souvent le besoin de se mettre d’accord sur cette modalité de parentalité : est-elle ou non envisageable, souhaitable, peut-elle faire l’objet d’un désir commun et partagé ? Où situent-ils leurs possibles et leurs limites ? Un désir d’adoption ne peut être possible que si « le deuil », de la grossesse, du maternage et de l’enfant biologique a été effectué et dépassé. Or, selon une étude menée par Karpel et ses collaborateurs (2007), deux groupes de cou- ples ont été identifiés, les « favorables à l’adoption » et les « défavorables à l’adoption ». Parmi les favorables à l’adoption, les auteurs ont distingué deux sous-groupes : ceux qui entreprendront une démarche d’adoption lorsque les traitements seront finis et ceux qui sont déjà en cours de démarche d’adoption, en parallèle à leur démarche médicale.
Il est intéressant de rappeler que selon les pourcentages de 2009 des journées d’Agence de biomédecine, un couple sur trois se verra proposer un enfant à l’adoption et deux couples sur trois auront un enfant grâce à l’AMP (Blanchy, 2011).
ÉVOLUTION DU DÉSIR D’ENFANT APRÈS L’ÉCHEC DES AIDES…
Parmi les défavorables à l’adoption, ils repèrent quatre sous-groupes : les couples qui sont, au moment de la rencontre, défavorables à l’adoption ; ceux qui déclarent être définitivement défavorables à l’adoption et qui prévoient d’arrêter toute sorte de démarche à l’issue du parcours médical, quel qu’en soit le résultat ; les couples qui sont en désaccord quant à l’adoption ; et les couples qui estiment qu’en cas d’échec de l’AMP, ils seraient plutôt favorables au recours à un don de gamètes.
Cette approche descriptive, au plus près de la réalité des positionnements personnels et conjugaux lors de la procédure AMP, laisse toutefois de côté les aménagements conjugaux développés en réponse à l’infertilité ainsi que le rapport que chacun entretient avec son roman familial (soit la reviviscence de l’enfant qu’il a été, du parent qu’il voudrait être, l’élaboration de la scène primitive, l’intégration de la violence pulsionnelle retrouvée dans les fantasmes parricidaires et incestueux). En effet, l’échec des tentatives médicales engage le sujet dans une élaboration de ce roman familial, repositionnant les places de chacun et acceptant l’enfant comme singulier et porteur d’une part d’altérité. Si cette élaboration et la symbolisation sont entravées (au profit de formations réactionnelles), alors le mythe familial donnera lieu à des confusions de place et de génération, pouvant lors de périodes de crise (comme l’adolescence et sa recherche d’individuation) menacer de rupture les liens de la filiation adoptive.
Le choix d’adoption ou « on sauve un enfant »
À l’heure où d’autres surinvestissent leurs performances sexuelles ou sont la proie d’inhibitions affectives et sexuelles, monsieur P. nourrit, depuis l’adolescence, le projet de fonder un jour une grande famille, y compris par le biais de l’adoption, qui représente pour lui la possibilité de « donner une chance à un enfant qui est mal parti dans la vie ». Dans cette reconstruction d’un désir datant de l’adolescence, se retrouve l’espoir que l’amour paternel réparera les carences affectives et les manquements dont l’enfant aurait eu à souffrir. Au cœur du désir d’adoption, se lit le sauvetage d’un enfant, une dimension quelque peu héroïque de la parentalité.
Monsieur P. affirme depuis longtemps un fort désir de paternité : « J’ai très envie d’être entouré d’enfants, de les aimer, les éduquer, de leur apporter plein de choses… » Pour lui, la conception biologique comme l’adoption renvoient à cette même possibilité : désirer un enfant, l’attendre, devenir père de cet enfant et l’aimer. Ce rêve de famille s’est incarné dans le couple qu’il forme avec madame F. qui a immédiatement adhéré au projet de vie de son compagnon. Deux ans après leur mise en couple, ils décident d’arrêter toute contraception pour commencer à mener à bien leur projet, mais des examens médicaux effectués quelques mois plus tard indiquent que monsieur P. pré- sente une sévère oligo-asthénospermie. Cette infertilité s’avère cependant compatible avec une prise en charge médicale mais le couple, informé des délais de mise en œuvre de l’AMP, entame en premier lieu une démarche d’adoption. Lorsque nous les rencontrons, ils ont déjà obtenu un agrément et étudient les conditions d’adoption de différents pays en vue d’y envoyer leur dossier. Tous deux semblent extrêmement investis dans cette démarche, dont les aspects contraignants sont toutefois minimisés au profit de « la richesse de cette expérience de vie » qu’ils ont toujours souhaité vivre. Des FIV-ICSI doivent également commencer dans quelques semaines et si la démarche médicale leur paraît « logique dans leur situation », elle n’est pas investie comme « seule et unique solution pour devenir parents ».
D’ailleurs, disent-ils, il est hors de question pour eux d’interrompre ou d’annuler leur démarche d’adoption en cas d’obtention d’une grossesse suite à la FIV. L’adoption pour ce couple n’est pas investie comme symptôme après des échecs infructueux de FIV, ni ne se cantonne à un aspect narcissique de reproduction et de transmission génétique. Par contre, cette courte situation clinique illustre le risque de confusion de l’espace conjugal avec l’espace familial et que soit perdu le sens du vivre ensemble conjugal. Il s’agit d’une des limites de notre travail clinique de soutien : faire avancer certes le couple conjugal dans la compréhension de sa dynamique psychique, tout en respectant ses aménagements défensifs, les amener à évoluer dans leur désir conjugal et parental sans attendre leur validation par les protocoles scientifiques. Des questions demeurent, le couple débutant ses démarches en vue de devenir parents : comment évoluera le désir d’adoption si les tentatives de fécondation se concrétisent en grossesse ? Quel sera le vécu subjectif du couple confronté aux possibles échecs des FIV et quelles répercussions sur l’investissement de la démarche d’adoption ?
L’adoption comme réponse à l’infertilité et tentative d’élaboration du deuil de la procréation
Madame V. et monsieur A. consultent quant à eux dans le centre d’AMP depuis deux ans et viennent d’achever, sans succès, une série de quatre FIV dans le contexte d’une infertilité féminine. Lors de notre première rencontre, le couple était, selon ses dires, « sous le coup de l’an- nonce de la nécessité d’une médicalisation pour espérer avoir un jour un enfant ensemble ». La qualité de l’union émotionnelle et affective du couple paraît préserver les ressources psychiques des deux partenaires, qui pouvaient investir positivement le quotidien présent et l’espoir d’un avenir parental heureux. Monsieur A., le plus confiant des deux, a indiqué spontanément, dès cette première rencontre, qu’ils n’auront pas recours à l’adoption, même si les FIV échouaient : « D’abord, parce que je suis sûr que ça va marcher et puis parce que, de toute façon, on est bien comme ça, tous les deux. » Cette dernière phrase laisse entendre un investissement conjugal fondé sur le gommage des différences, sans compter le recours à la pensée magique. Madame V. étaye les dires de son conjoint par des rationalisations : « On a entendu trop d’histoires où l’adoption se passe mal, où on a plus de soucis et de problèmes qu’autre chose… » Tous deux ont quand même éprouvé le besoin d’en parler, pour savoir « s’ils étaient d’accord » et souhaitaient avoir notre opinion sur leur décision. Nous nous contentons alors de leur signifier que ce type de décision leur appartient complètement, que c’est en effet un choix de vie particulièrement engageant, qui doit être décidé, désiré et assumé pleinement par les deux membres du couple. Nous leur indiquons par ailleurs que s’interroger sur des alternatives comme l’adoption semble prématuré au regard de l’événement « traumatique » que représente le diagnostic médical d’infertilité.
De façon à ne pas exacerber d’éventuelles défenses maniaques, nous n’interrogeons pas davantage leurs représentations et ressentis par rapport à l’adoption ce jour-là et préférons écouter leurs inquiétudes et leurs angoisses autour de l’éventualité d’échecs des essais médiaux.
Après chaque tentative échouée de FIV, le couple a souhaité nous rencontrer. À l’issue du troisième échec, madame V. énonce : « Vous savez, on a reparlé de l’adoption… on a déjà fait trois FIV et ça n’a pas marché… on sait qu’il n’y a plus beaucoup de chances… » Mon- sieur A. poursuit : « On va aller au bout, mais, si au bout, il n’y a rien, on ne se voit pas renoncer à une famille… alors, même si au début, on n’était pas pour du tout, on se dit que l’adoption, finalement, ça peut être une solution… enfin, on verra, mais on ne veut pas se fermer de porte. » À partir de là, monsieur A. et madame V. ont cessé de solliciter notre avis. Ils semblent davantage assumer leurs choix et soutenir leur désir de parentalité, même sous une modalité différente. Ils ne nous demandent rien d’autre que notre présence et notre écoute de témoin neutre qui vient baliser leur cheminement psychique et être attentif à leurs remaniements, personnels et de couple. Suite à la 4e tentative sans grossesse, le thème du deuil de la parentalité biologique est énoncé d’emblée par madame V. : « Ça fait mal, mais finalement pas autant qu’on l’imaginait au début. Quand on y pensait, c’était l’angoisse absolue et finalement, c’est comme si tous ces échecs, ça nous avait préparés, petit à petit… » Plus tard, ils évoqueront leur recherche active d’informations par rapport à l’adoption, leur participation à des groupes de paroles. Ce couple a également rencontré des professionnels d’associations et a aujourd’hui une représentation beaucoup plus claire et juste de l’adoption. Des témoignages positifs sont venus contrebalancer leurs visions initiales et pessimistes, sans cependant les faire basculer du côté d’une idéalisation factice et superficielle. Cependant, le recours à de telles démarches ne se paie pas d’une primauté de défense opératoire, telle que l’on peut la retrouver chez des sujets pour lesquels le refuge dans l’adoption (ou adoption précipitée) après diagnostic d’infertilité et tentatives médicales infructueuses possède une fonction contra-dépressive. Ce couple semble avoir suffisamment fait l’expérience de l’écoute, des effets de la parole et de l’élaboration psy- chique pour imaginer « aller voir un psy ensemble, pour voir si notre désir d’enfant peut être poursuivi dans une telle démarche ». La curiosité qu’ils ont affinée pour leur fonctionnement psychique et l’intérêt qu’ils y accordent aujourd’hui favorise la réflexion autour des enjeux de l’adoption, sans que celle-ci ait uniquement une fonction réparatrice et valorisante pour un narcissisme ébranlé.
DISCUSSION
Le travail psychique initié avec de futurs adoptants facilite l’expression de déceptions, d’attentes frustrées et l’élaboration du deuil de la transmission génétique et de la procréation intra-conjugale (Goubier- Boula, 2005). En d’autres termes, le clinicien en AMP accueille mais également signifie la souffrance activée par l’infertilité, laquelle ne touche pas seulement le sujet mais aussi les relations de couple. Il permet également dans certaines situations de faire évoluer favorablement une demande infantile déguisée sous le désir d’enfant non réalisé dans la réalité. Cet espace favorise la traversée de fantasmes de culpabilité et de rapt d’enfant, renforcés par la suprématie des liens biologiques. Autrement dit, la traversée chez certains sujets de fantasmes œdipiens les fait advenir en tant que sujets désirants, en capacité de reconnaître que l’autre est aussi objet de désir et pas seulement surface de projections et de gratifications narcissiques. Il permet également pour les sujets en AMP d’envisager une aide psychologique et de dépasser un vécu d’impuissance qui grèverait leurs compétences parentales et renforcerait des interactions négatives avec le futur enfant. En effet, la non-élaboration des enjeux de la parentalisation et de l’adoption après un parcours en AMP fait craindre une surestimation de la réalité, une justification des comportements de l’enfant (« Ça vient de son origine, de son passé ») par sa situation d’où des attitudes parentales peu soutenantes (surprotection, méfiance, colère, agirs violents…), voire des difficultés à intégrer l’enfant dans la filiation narcissique. Les difficultés de parentalité rencontrées par certains sujets peuvent venir d’un réaménagement des alliances inconscientes du couple à la faveur de l’advenue de l’enfant, mais aussi d’une activation par le groupe familial des souffrances, fragilités et autres effondrements que le sujet avait refoulés ou déniés lors de la constitution du couple. En cela, la rencontre psychologique autour d’une grossesse qui ne vient pas, la mise en mots des questionnements latents autour de la pérennité du couple et de son destin (avec ou sans enfant, engagement dans l’adoption ou pas), s’apparente à un travail précoce et préventif afin d’être préparé aux conflits nécessaires qui émailleront la relation à l’enfant. « D’ailleurs, qu’il soit procréé ou adopté, le destin de l’homme confronté aux origines n’a-t-il pas toujours été revitalisé par une reconstruction de son patrimoine […] essentiellement historique, reconstruction toujours inachevée » (Ozous-Teffaine, 2011, p. 108). Cet espace d’entretien en AMP favorise la compréhension du vécu de l’autre conjoint l’attente (en tant que « portage » symbolique) de l’enfant adopté à venir mais permet aussi d’anticiper un parcours laborieux pour le couple finalement engagé dans l’adoption11 alors même que les procédures et protocoles médicaux peuvent appauvrir la vie fantasmatique et le vécu subjectif.