La réticence des aidants familiaux à recourir aux services gérontologiques : une approche psychosociale

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En complément de notre formation sur « L’aide aux aidants familiaux« , disponible ici : https://www.proformed.fr/formations/laide-aux-aidants-familiaux2020/ voici un article permettant de mieux comprendre la réticence des aidants familiaux à recourir aux services gérontologiques.

Article de GENEVIÈVE COUDIN – Psychol NeuroPsychiatre Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 285-96

Le rôle des proches dans la prise en charge des personnes âgées questionne et mobilise désormais politiques et médias. En 2003 on avait entendu les experts interrogés sur le drame de la canicule batailler contre le mythe de l’abandon des personnes âgées par leur famille. Récemment ce sont les « aidants » des malades atteints de malade d’Alzheimer qui sont officiellement reconnus et deviennent su- jets de préoccupation. « Mieux comprendre les besoins des familles » et « Mieux accompagner les malades qui vivent au domicile » sont parmi les dix objectifs annoncés par le ministre de la Santé pour le plan 2004-2007.

aidantsCes mesures sont réclamées depuis fort longtemps par les associations de familles et les chercheurs. Ils savent l’importance des aides dispensées par les proches dès lors qu’ils prennent en charge des sujets âgés souffrant d’incapacités cognitives et physiques. Tous insistent sur les risques encourus par les aidants familiaux, « victimes cachées » du système d’assistance. Conformément aux objectifs du plan ministériel, les interventions et services destinés à soutenir les membres des familles vont se multiplier afin d’éviter l’épuisement physique et psychologique des aidants. Cependant, il y a fort à parier que sans une authentique redéfinition des besoins des familles, une telle mobilisation risque de s’avérer quelque peu vaine. En effet, la sous-utilisation des services formels offerts par la communauté est un phénomène fréquemment observé, bien que peu explicité. Problème reconnu comme critique par les acteurs du champ sanitaire et social, la réticence des aidants vis-à-vis des services représente bien un paradoxe sur lequel il y a lieu de s’interroger. Il faut se demander en quoi les services ne conviennent pas aux aidants. Quels services offerts ne conviennent pas ? Quel type d’aide ces proches attendent-ils de tels services ? Malgré l’abondante littérature sur les aidants familiaux, il est exceptionnel que la réticence soit traitée explicitement. Un examen de cette littérature permet de comprendre les causes d’une telle carence.

Les théories sur l’aide et la réticence des familles

Au cours des 25 dernières années, l’Amérique du Nord, essentiellement, a produit un nombre considérable de recherches sur les aidants familiaux. Retracer, à la suite du monumental travail critique de Lavoie, les failles de ces études et dénoncer les impasses aux- quelles elles ont abouti nous a paru nécessaire pour justifier notre propre approche de la problématique de la réticence.

Les aidants familiaux sont « découverts » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À cette époque, il s’agit pour les chercheurs de s’attaquer au mythe de l’abandon des personnes âgées par leurs familles. Les travaux décrivent les différents types d’aide, les caractéristiques des aidants et des aidés. Aucune théorie précise n’oriente ces recherches empiriques.

Suit une deuxième génération d’études qui s’ins- pire d’un cadre flou, proche du modèle du stress de Pearlin. Il y a un souci de montrer les effets délétères de l’aide : c’est l’avènement du concept de « fardeau » et de la quantification des indices relatifs aux charges et aux coûts. Trop globalisant, le fardeau est rapidement décomposé en fardeau objectif et subjectif. On mesure alors le lien entre le fardeau objectif (importance des incapacités, quantité d’aide fournie, présence de troubles cognitifs chez l’aidé) et le fardeau subjectif (fatigue, isolement social, dépression). Les caractéristiques de l’aidant principal – son genre, son âge, son lien avec l’aidé – sont prises en compte au titre de variables médiatrices. L’aide formelle est assimilée à un travail dont la surcharge est stressante. C’est dire que l’aidant est assimilable à un étranger ou à n’importe quel intervenant extérieur. On évacue totalement les aspects affectifs de la relation aidé-aidant. Conscients de cette faille, certains chercheurs regrettent que le living with une personne âgée soit centré uniquement sur le caring for, somme toute que seul soit pris en compte dans ce travail de caring l’aspect caring for au détriment du caring about. Par ailleurs, l’aidant est vu comme un être passif, « victime cachée » des demandes de l’aidé. Du côté de l’aidé, on ne considère que sa dépendance fonctionnelle, telle qu’elle est pensée par les professionnels en termes d’incapacités. Ces différents éléments contribuent à mettre en place dans les recherches « l’ analogie fondatrice entre aide formelle et informelle », selon l’expression de Lavoie. Dans ce domaine de la recherche-action, une telle analogie a eu des conséquences sur l’élaboration des dispositifs d’aide aux aidants. De ce fait, on peut la considérer comme un élément fondamental dans l’explication de la réticence. À la fin de cette deuxième génération d’études sur l’aide familiale, les mesures des effets du fardeau sont devenues plus « scientifiques », plus « valides » : ce sont des scores de dépression, d’anxiété et de santé somatique.

aidantsPuis, comme le montre Morin dans le champ de la psychologie de la santé où elles ont fait leurs preuves, on a recours à des théories du stress plus élaborées telle la théorie du stress et du coping. Cette théorie fonctionnelle définit une situation stressante comme une situation qu’une personne juge significativement marquante pour son bien-être et susceptible d’user ou d’excéder ses ressources. Le coping y est défini comme l’ensemble des pensées et des comportements qu’une personne emploie pour gérer et trans- former le problème qui est source de détresse. On pose ainsi que l’aide à un proche en situation de dépendance est un stress majeur contre lequel l’aidant doit lutter et auquel il doit s’adapter. On met en évidence les conséquences délétères d’une aide systématisée en rôle social de longue durée. Puisque l’aide est conceptualisable comme un « travail », on applique par extension aux aidants informels le même diagnostic que pour le stress des professionnels : risque d’épuisement (burn out) et de rupture. Dès lors, l’étude des « modes de coping» est une composante des diagnostics des aidants sur lesquels des interventions correctrices peu- vent être élaborées. Un répertoire des réactions reconnues comme habituellement utilisées en situation de stress est proposé. Elles sont catégorisées en stratégies positives ou négatives : ainsi le coping centré sur le problème se traduit par des stratégies d’action contre la source perçue de stress (tentatives pour changer la situation) ; le coping centré sur l’émotion par lequel les émotions et la détresse sont régulées (on reste immergé dans les émotions / au contraire, on cherche avec plus ou moins de volontarisme à les exprimer) ; le coping d’évitement (on fuit la situation ; on essaie de penser à autre chose). Dans le champ de la psychologie de la santé, la mise en relation des modes de coping et des « conduites à risque » a confirmé que les réactions de fuite et de déni font obstacle à l’accès aux soins médicaux. Au contraire, le coping marqué par la recherche de soutien social entraîne une diminution des prises de risque ; de ce fait, on assiste à l’avènement de travaux centrés sur les aspects relationnels du coping et la recommandation de mise en place de services orientés vers le soutien.

Selon Morin, la domination du paradigme cognitif a joué un rôle positif dans le champ de la recherche sur l’aide informelle. En initiant des études sur les stratégies de coping positif ou négatif, elle a permis d’attirer l’attention sur l’importance des évaluations subjectives que les aidants font de la situation. L’aidant n’était plus réduit, comme il l’avait été précédemment, à un être passif, capable au mieux de subjectivation des coûts du fardeau objectif, on s’apercevait qu’il faisait face grâce à des stratégies adaptatives. De plus, les travaux avaient montré qu’un grand nombre d’aidants avaient besoin d’aide. C’était une étape utile pour la construction de modèles d’intervention destinés à ré- pondre aux besoins. Cependant, elle était critiquable car on ne pouvait plus se contenter de variations de scores pour appréhender la complexité de la situation d’aidant familial ; cette situation ne se réduit pas à une tâche évaluée le plus souvent négativement. À l’intérieur même du paradigme du stress-coping, des préoccupations sur le contexte dans lequel l’aide était donnée ont également surgi. C’est ainsi que Chiriboga et al., ont pu montrer que la dépression des aidantes de parents déments ne viendrait qu’à la suite d’un cumul de stress, les seuls stresseurs liés à l’aide étant insuffisants à prédire la dépression.

Les failles des recherches sur l’aide informelle

Bien que fondamentale, l’analogie entre aides formelle et familiale, tant du point de vue de la recherche que de l’action, n’est pas suffisante à expliquer la réticence des aidants familiaux. D’autres critiques inhérentes à ces travaux doivent être rapportées. Elles tendent toutes à affirmer la nécessité d’un recours à des méthodologies qualitatives pour qui s’intéresse au sens pro- fane donné à l’aide familiale par les aidants eux- mêmes. En effet, le souci de quantification inhérent à la majorité des études sur l’aide fait que les variables sont, par définition, univoques et ne peuvent avoir qu’un impact positif ou négatif. Tel est le cas des stratégies de coping qui ont été de fait dichotomisées en mauvaises et bonnes stratégies. Ceci a été très dommageable du point de vue de la mise en place des dispositifs d’aide car les situations ne sont pas monolithiques. Le recours au soutien et aux services, la verbalisation des émotions sont des stratégies catégorisées comme positives. Or, Guberman et Maheu ont montré comment la médiation avec les services constitue une charge importante pour les aidants. Les modalités d’intervention de ces services contreviennent souvent aux stratégies de soutien qu’ils adoptent eux-mêmes. En conséquence, les aidants ont un sentiment de perte de contrôle ou de perte de maîtrise de la situation dont on sait depuis fort longtemps qu’il réduit le stress. De même, la verbalisation des émotions n’est pas toujours positive : dans les milieux populaires, quand on est confronté à une situation que l’on ne peut changer, verbaliser est davantage source de tension que de soulagement. À l’inverse, dans les milieux plus favorisés, il existe bien un besoin de verbaliser les émotions. Une lecture plus ancrée dans l’identité sociale des aidants aurait permis de nuancer l’aspect a priori positif du recours au soutien. Parfois les résultats sont ambigus pour d’autres raisons, tels ceux d’une étude sur les stratégies de coping de conjoints déments dans laquelle Barusch a montré qu’il est difficile de repérer chez une même aidante des stratégies uniquement mauvaises ou bonnes. La stratégie la plus commune des épouses était de demander du soutien pour l’aide instrumentale, mais aussi, régulièrement, de ne pas faire face et de se laisser envahir par la détresse.

Les voies d’ouverture pour l’évaluation profane des besoins d’aide

Actuellement les approches individualisantes de la psychologie restent dominantes ; elles continuent à se focaliser sur un seul acteur cible (l’aidant principal ou le malade). Mais d’autres voies de recherche, d’origine essentiellement sociologique, se sont ouvertes. Elles sont en lutte contre le « rétrécissement appauvrissant », comme en juge Morin, de la plupart des modèles d’ajustement au stress ; les innovations sont importantes et questionnent ces modèles. L’analogie entre aide professionnelle et aide familiale tend à disparaître. Pratiquement, les besoins d’aide ne sont plus évalués exclusivement à l’aune de l’aide professionnelle. Les chercheurs s’intéressent désormais à la vision profane de l’aide dans son contexte familial et socioculturel.aidants

L’une de ces voies vient de la sociologie interactionniste américaine qui, à travers la notion de trajectoire de maladie et de soins de Corbin et Strauss, fournit un cadre d’analyse pour penser, dans une perspective dynamique, l’implication de l’entourage familial dans la dispensation des soins nécessaires à un proche. Les méthodes sont longitudinales et qualitatives ; elles per- mettent d’appréhender le sens de l’aide et la temporalité des acteurs dans un cheminement de soins susceptible de changement. Selon ce cadre d’analyse, sans avoir choisi ce qui leur arrive, les malades et les aidants ne sont pas des victimes passives : ils peuvent, avec de l’aide, se donner les moyens de contrôler et d’orienter, au moins en partie, le déroulement de la prise en charge. Par ailleurs, selon cette perspective, on ne peut comprendre les modalités de l’aide familiale, son mode d’organisation particulier, les étapes de formation et éventuellement de maîtrise d’un épuisement des aidants, sans tenir compte des interactions entre les acteurs. Ce courant de recherche intègre les hypothèses générales du paradigme stress-coping en les ancrant dans la réalité vécue par l’aidant : le chemine- ment de soins est un processus comparable à une situation qui est évaluée ; l’aidant dispose de ressources qui ne sont pas inépuisables ; enfin il met en place des solutions organisées en dispositifs dont il évalue subjectivement les résultats.

Les travaux des sociologues intéressés par les solidarités familiales représentent un second apport à plusieurs titres. Premièrement, ils montrent que le soutien a une double composante : socio-affective et instrumentale. On peut regretter que, malgré cette reconnaissance, le soutien instrumental continue à occuper une place majeure dans la recherche sur l’aide familiale aux personnes âgées. Il est opérationnalisé en de multiples dimensions (aide ménagère, aide aux soins du corps, aide financière), alors que le soutien affectif est abordé globalement sous la rubrique de « soutien moral et émotionnel ». Deuxièmement, ces chercheurs affirment l’impérieuse nécessité de porter une attention plus grande aux valeurs culturelles des groupes sociaux ainsi qu’au changement social qui affecte les familles, puisque le sens donné à l’aide en dépend pour une grande part. Enfin, la conceptualisation de l’aide n’est plus seulement définie comme une série de tâches, mais comme un rôle social impliquant des obligations et des gratifications. Comme les chercheurs de la sociologie interactionniste, ces auteurs insistent sur le fait que, malgré la lourdeur d’une telle démarche, l’unité d’analyse ne doit pas être l’aidant principal, ni même la dyade aidant-aidé, mais la famille.

Les sociologues ayant adopté une approche herméneutique sous-tendue par la grounded theory sont à l’origine d’importantes innovations empiriques. Luttant contre la construction – théorique et pratique – de l’aide centrée sur les seuls besoins liés à la fonctionnalité et à l’étroite surveillance des personnes démentes, ils ont reconnu et conceptualisé la dimension moins tangible du soutien informel. Étudiant l’aide intergénérationnelle, Bowers met en évidence différentes formes de soutien données à un parent dément : l’aide instrumentale centrée sur le faire et l’assistance en constitue une forme. C’est l’unique soutien donné par les enfants qui avaient une relation distante avec leur parent avant la maladie. Au contraire, les enfants affectivement proches de l’aidé jugent l’aide intangible centrée sur le bien-être émotionnel et l’image de soi du parent comme la plus importante. Cette forme de sou- tien est catégorisée par l’auteur en travail anticipatoire, travail préventif, travail de surveillance et de protection. Le travail de protection est très fréquent en début de démence puisqu’il vise à protéger le parent de ce qui ne peut être prévenu, notamment l’image de soi. Il en est de même pour le travail de reconstruction continuel des significations des événements sous forme de camouflage lorsque l’aidant invoque le stress plutôt que la maladie pour expliquer à l’aidé un comportement dysfonctionnel. Protection et reconstruction sont évaluées comme les tâches les plus difficiles par les aidants.

Pionnier pour le travail critique qu’il fait de la recherche sur le soutien familial aux parents âgés, Lavoie s’inspire de la sociologie herméneutique. Il conceptualise l’aide donnée en « monitoring protecteur », aide instrumentale et fonctionnelle et en aide au maintien identitaire. Il observe que ce dernier aspect du soutien se manifeste non seulement par une stratégie de camouflage, mais aussi par la volonté de maintenir à tout prix l’intégration sociale du parent et de poursuivre certaines routines. Il montre également qu’à des stades avancés de la démence s’opère souvent un travail de redéfinition de l’identité du parent que l’aidant considère désormais comme un bébé ou un patient. Enfin, ce chercheur attire l’attention sur le dramatique conflit vécu par les aidants entre besoins contradictoires puisqu’il leur faut choisir entre maintenir l’identité de leur proche et veiller à sa sécurité.

Objectif d’une recherche

Cette lecture psychosociale de la littérature était destinée à montrer que la réticence des aidants familiaux à l’égard des offres de services n’est pas seule- ment due aux aspects souvent dénoncés de leur organisation ni à de mauvaises stratégies de coping. C’est à partir de cette conviction renforcée par de récents travaux québécois sur l’aide familiale que nous avons choisi de mener une investigation empirique auprès des aidants familiaux. Notre approche prend pour idée directrice la thèse selon laquelle la manifestation de réticence et la pratique de non-recours aux services d’aide offerts se développent à l’interface de deux logiques contradictoires : celle des aidants et des professionnels. Nous avons mis à l’épreuve cette idée en construisant un dispositif de recherche auprès d’aidants de malades Alzheimer. Nous présentons ici la phase qualitative dans ses principaux résultats qui se traduisent dans l’analyse des discours recueillis lors d’une enquête.

Méthode

Pour saisir les besoins profanes des aidants et leur réticence aux services, nous avons mené une étude qualitative par entretiens ouverts auprès de 27 aidants familiaux de malades à des stades différents de démence. Ces personnes étaient des aidants principaux, à l’exception de deux filles dont le père était l’aidant principal. Ces entretiens se sont déroulés, sauf exception, au domicile du parent malade. L’étude devant être menée sur 6 mois, il n’a pas été possible de contacter d’autres membres des familles.

La souffrance de ces personnes et les difficultés à dire en public cette souffrance ont conduit au choix d’une stratégie d’écoute par entretiens ouverts en face-à-face. Nous avons mené ces entretiens selon une approche tant clinique que psychosociale (voir le guide d’entretien en Annexe 1 p. 295). La durée des entre- tiens a été variable : de une à quatre heures. Ils ont suscité des émotions extrêmement fortes témoignant des difficultés et de la détresse des personnes interrogées. Ceci explique que notre position d’interviewer a basculé à maintes reprises dans une position de sou- tien psychologique et/ou de conseil socio-administratif. Ces entretiens ont été intégralement retranscrits pour une analyse exhaustive de leur contenu.

La population interrogée

L’aide et la réticence s’inscrivent dans une culture normative familiale et sociale. Selon la littérature, le recours aux services varie en fonction du sexe de l’aidant, de son âge, de son milieu (rural/urbain) et de son éducation. Nous avons tenté de prendre en compte ces différentes variables dans le choix d’un échantillon aussi réduit.

Nous avons retenu des aidants des deux sexes pour comparer les besoins et attentes exprimés en fonction du genre. Nous avons par ailleurs étudié deux types de liens familiaux : filial et conjugal. L’âge s’est borné à 47 ans pour le plus jeune, et à 83 ans pour le plus âgé. Un tel éventail devait permettre de distinguer entre les besoins et attentes de cohortes différentes. Deux échantillons distincts géographiquement ont été re- cherchés dans le but de prendre en compte la variable « milieu ». Ces échantillons sont issus de la région pari- sienne : l’un, de Paris et de la proche banlieue, renvoie à la culture urbaine ; l’autre, se situant aux confins des Yvelines, est davantage caractéristique du milieu rural. Le niveau socioéconomique des interviewés a été contrôlé : 13 aidants sont de milieu socioculturel élevé, 9 sont de classe moyenne et 5 de milieu socioculturel défavorisé. Du point de vue de l’offre des services : deux établissements offrant une prise en charge globale de la maladie nous ont communiqué, après leur accord de participation, les adresses de familles. Nous avons aussi rencontré des aidants par le biais de médecins généralistes et d’associations d’aide à domicile. Bien qu’il n’ait pas été contrôlé, le niveau de démence nous était indiqué par les professionnels.

Résultats

Un enjeu essentiel de notre démarche est la com- préhension des manifestations subjectives et comportementales du mésusage des offres de service. Sur ce plan, il apparaît bien que l’évaluation réactionnelle ou anticipatoire des personnes interrogées se positionne différemment selon les différents types de services pro- posés : aides au ménage et aux soins du corps ; accueil de jour ; groupes de paroles ; services de répit et d’hébergement. La réticence dépend d’abord du service. Quand elle porte sur l’aide intangible donnée par les aidants, et pas seulement sur les aspects matériels et organisationnels, nous l’avons qualifiée de « réticence psychosociale ». L’ancrage de cette seconde dimension dans les variables socioculturelles de genre, de milieu social et d’histoire familiale nous est apparu essentiel et nous a permis d’esquisser une typologie des aidants. Nos résultats sont ceux d’une méthodologie qualitative. Ils constituent des hypothèses qu’une étude quantitative par questionnaire est destinée à tester.

Les offres d’aide au ménage et aux soins du corps : culpabilité et peur des intrus

aidantsLes activités domestiques et les soins du corps sont d’abord le fait du conjoint, des filles s’il a disparu. Quand les aidants parlent du soutien qu’ils donnent, ils n’utilisent jamais ni le mot « aide » ni celui de « soin ». Le recours aux services appelle une justification ou un récit de légitimation. On décrit ainsi minutieusement les comportements dysfonctionnels du parent. On explique qu’accepter l’aide au ménage et a fortiori l’aide aux soins du corps, c’est à la fois reconnaître la maladie du parent et renoncer à la maîtrise totale de la situation. La réticence s’exprime par la crainte que l’aide formelle soit une perte de liberté et une diminution du contrôle sur l’organisation de la vie au quotidien. Ce vécu contraignant est énoncé au nom du parent et au sien propre. Toutefois une telle affirmation doit être contextualisée. L’intervention d’une aide ménagère est davantage vécue comme une perte de liberté dans les milieux défavorisés que dans les milieux aisés habitués depuis toujours à utiliser les services d’une femme de ménage. Pour ces derniers, les aspects contraignants portent davantage sur les soins du corps. De la même façon, craindre qu’un étranger à la famille ne s’immisce dans la maison semble être en lien avec certaines normes familiales. Comme l’affirme une femme agricultrice : « Mon mari se sentirait amoindri par n’importe quelle aide autre que la mienne ou de ma fille », l’étranger à la famille est dangereux pour l’image de soi du parent. Enfin, le genre de l’aidant semble fortement influencer la réticence. Les femmes qui ont fait l’expérience, nouvelle pour certaines, d’une aide au ménage en reconnaissent les bénéfices. Par contre, les conjoints nous ont paru extrêmement tendus et désespérés par des impératifs d’aide contradictoires lorsque la démence est à un stade modéré : à la fois maintenir le plus longtemps possible l’image de soi, l’identité et la dignité de leur femme et respecter son opposition à toute aide étrangère. Les maris sont eux-mêmes convaincus des bienfaits de l’aide instrumentale et fonctionnelle que pourraient apporter les professionnels à leur femme qui ne prend plus aucun soin ni de son hygiène ni de son apparence, mais celle-ci refuse. Cette opposition se focalise sur les assistantes de vie vécues comme rivales potentielles susceptibles de les déposséder de leur mari et de l’entretien de leur mai- son. Tout se passe comme si ces hommes étaient pris dans un conflit entre deux impératifs contradictoires touchant à l’identité même de l’aidée. D’un côté le maintien de sa dignité, de l’autre le respect de son opposition qui est aussi une expression de son humanité. Un tel conflit vécu par les aidants hommes se retrouve à propos d’autres offres.

Les soins du corps touchent à une sphère identitaire très archaïque puisqu’ils concernent les fonctions d’autonomie. On comprend dans ces conditions qu’accepter qu’un étranger puisse s’y consacrer est particulièrement difficile. Le besoin de maintenir l’humanité et l’image de soi du parent lors de ces soins est perceptible à travers la description de leurs propres pratiques et de leurs insatisfactions vis-à-vis des services reçus. Le retentissement sur le parent du manque de formation du personnel est raconté minutieusement : l’effroi lors des toilettes, la raideur, l’opposition agressive. Si ce personnel connaît la maladie d’Alzheimer, on lui reproche cependant de ne pas connaître les malades, d’ignorer leur « logique », leur besoin d’être rassurés, leur capacité de communication non verbale. Tous ces éléments que les aidants ont appris « en vivant avec les malades ». De plus, l’organisation rigide des services est tenue pour responsable du fait que lorsque le personnel connaît la spécificité de tels malades, il est contraint de les considérer comme des sujets sans identité, comme des objets, par manque de temps. La réticence à ce type d’aide doit cependant être replacée dans la trajectoire de la maladie. En effet si les aidantes, conjointes et filles, se montrent moins réticentes à accepter l’aide aux soins corporels c’est qu’après avoir fait éventuellement appel à l’aide familiale disponible, elles y sont contraintes par manque de force physique. Tant qu’elles s’en sentent la force, elles résistent. La prescription du médecin légitime qu’elles finissent par accepter ce service. Les conjoints hommes de classe favorisée, bien qu’âgés et fatigués, paraissent moins soumis au médecin ou aux injonctions de leurs enfants : ils s’épuisent à dispenser ces soins jusque très tard dans la maladie. Est-ce un souci de maîtrise de la situation qui les motive ? Est-ce un sentiment de dette plus massif vis-à-vis d’une épouse qui a pris soin des enfants et du foyer durant leur vie commune ? Est-ce pour certains, comme on nous l’a affirmé, par souci de « cacher » à un regard étranger la déchéance d’une épouse dont la beauté fut leur faire-valoir ?

L’accueil de jour : des réticences différenciées par genre ?

Qu’il ait été utilisé ou pas, l’accueil de jour est identifié à un stade avancé de la maladie. Accepter d’y emmener le malade est une démarche difficile car elle témoigne du fait que l’aidant accepte de reconnaître la perte d’identité du proche. Le médecin  généraliste ou spécialiste a, là encore, un rôle central dans ce processus de recours. Il est le seul professionnel dont les arguments seront entendus car sa prescription agit en cascade : en « ordonnant » non seulement il convainc l’aidant, mais il lui fournit également les arguments susceptibles de vaincre la réticence de l’aidé. Les arguments retenus sont majoritairement des arguments relatifs à « l’amélioration de l’état » de l’aidé puisqu’il semble insuffisant de mentionner l’épuisement de l’aidant. Là encore, ce sont les époux qui sont les plus réticents. On peut avancer l’hypothèse que les hommes que nous avons interviewés se sentent plus en dette vis-à-vis de leur épouse que l’inverse. Les femmes, par contraste, se rendent facilement aux arguments médicaux et se montrent plus déterminées à convaincre le parent. Sans doute leur inscription identitaire de femmes appartenant à une cohorte âgée les aide-t-elle à surmonter leur forte culpabilité à se séparer du proche puisque, comme le montrent les études sociologiques sur la retraite, les femmes ont le sentiment d’être envahies par la présence continuelle du conjoint au foyer et disposent d’un réseau amical bien plus large que les hommes. Confier leur parent à l’accueil de jour est donc une stratégie à la fois de ré-appropriation de leur espace, de lutte contre l’isolement social et de maintien de leur propre identité. La première fois où l’aidante a accompagné le malade à l’accueil de jour lui laisse un souvenir très vif. Cette première séparation est le moment où elle a réussi à vaincre à la fois ses propres réticences et celles du malade. C’est un moment d’envahissement par la culpabilité. C’est aussi le moment où l’aidante accepte de ne plus être indispensable. Pareille- ment, le premier contact avec le service est rédhibitoire car il suffit que le personnel ait séparé brutalement le couple aidante/aidé(e) pour qu’il y ait un vécu de dépossession. Quand la détérioration est devenue trop importante et pose des problèmes objectifs de transport, la fréquentation de l’accueil de jour s’interrompt.

Des éléments d’une tout autre nature contribuent à la poursuite ou à l’interruption du recours à l’accueil de jour. Ils concernent le contenu des activités offertes ou prises en charge par les services. Plusieurs conjointes déplorent le fait que l’accueil de jour ne prenne pas en compte la culture du malade : ni sa culture de genre quand des activités culinaires sont proposées à des hommes, ni sa culture régionale quand on lui interdit d’utiliser sa langue maternelle, ni sa culture de classe. Les activités sont jugées inadaptées à son milieu social et à son niveau d’études. Les épouses rejettent ce qui leur apparaît un gommage de ce qui faisait la personnalité de leur conjoint. Il n’est plus considéré que comme un malade. La critique d’une femme appartenant à la classe ouvrière porte sur le peu d’impact de la musique classique sur son mari, ancien ouvrier. Par contre, les choses sont dites plus fréquemment et autrement par les conjointes de classes favorisées : ce nivellement est ressenti comme humiliant. Elles considèrent que les activités proposées gomment l’acquis, le « capital culturel » de leur conjoint. Ces aidantes ont un authentique souci de maintenir l’image de soi de leur mari, toutefois il nous semble qu’il y a là un enjeu dépassant l’identité de l’aidé et renvoyant à l’identité de l’aidante elle-même, ce que d’autres recherches ont commencé à mettre en lumière [13]. On peut penser que le naufrage de leur mari dans la démence, au-delà de la souffrance éprouvée pour leur compagnon, est vécu comme une atteinte à leur propre narcissisme d’épouse. En effet, le narcissisme des femmes de cette cohorte d’âge était alimenté, pour une bonne part, par le narcissisme « social » que leur procurait le prestige de leur mari. Finalement, si l’accueil de jour est vécu comme potentiellement dangereux pour le proche du fait du risque que représente la fréquentation de per- sonnes plus détériorées et plus âgées, si l’accent est mis sur le contenu d’activités ne respectant pas l’identité du malade, c’est par souci d’un plus grand bien-être du malade. Mais il nous semble que c’est peut-être aussi par souci de maintenir l’identité de l’aidant lui-même.

Une part de la réticence acquise dans l’expérience est analysable comme mise en cause d’une culture et d’une image. Pour certaines familles existe le sentiment que les institutions les accueillent au prix du nivelle- ment, du gommage identitaire. Cette perception sociale se crispe dans la crainte de l’humiliation et l’appel à des manifestations spécifiques de reconnaissance. Elle se formule souvent dans un discours de demande de respect et de dignité. Faut-il alors imaginer des centres d’accueil plus ancrés dans des cultures spécifiques ?

Les groupes de parole : méconnaissance et ambivalence

aidantsLes réunions d’aidants destinées à les informer et à les soutenir sont parmi les dispositifs les plus anciens offerts aux familles de malades atteints de maladie d’Alzheimer. L’existence de ces groupes de parole n’est pas saillante dans le rapport aux services gérontologiques. Elle peut même être totalement ignorée, notamment par les aidants dont le parent débute une démence ou est pris en charge par un neurologue privé. Bien qu’il leur soit connu, les enfants n’utilisent pas ce service car il ne leur paraît pas destiné : pour eux, c’est un dispositif voué à rompre l’isolement des conjoints. Ce service semble s’adresser exclusivement aux aidants de parents au stade de démence modérée, puisqu’il est inutile d’anticiper une aggravation éventuelle de la maladie et qu’aucune solution concrète ne permet de soulager lors de démences profondes. La critique porte essentielle- ment sur le fait que le groupe de parole ne permet pas aux aidants de s’évader de leurs problèmes. Ceux qui, à un moment, ont fréquenté ces groupes ne les jugent cependant pas aussi sévèrement que l’accueil de jour et les services de soins. Il semble donc que l’enjeu soit moindre du fait qu’il n’implique que l’aidant lui-même. L’attitude est plutôt ambivalente, la réticence vis-à-vis de ce service n’est pas importante. Toutefois des hommes qui en ont fait l’expérience jugent qu’il est déplaisant d’exprimer ses émotions en public. Au contraire, ce sont des femmes qui disent avoir trouver de l’aide et du plaisir dans la convivialité du groupe. Enfin, un souhait tout à fait pratique porte sur le fait que le malade devrait être pris en charge pendant la réunion.

La prise en charge psychologique individuelle : une rareté bénéfique qui inquiète

Rares sont les personnes qui ont pu bénéficier des services d’un psychologue au sein d’un centre spécialisé. Elles disent en tirer un grand bénéfice. Les hommes notamment, dont on vient de voir la réticence à s’exprimer en public et dont on connaît l’étroitesse du réseau amical, semblent en être les principaux bénéficiaires. Quelques-unes des filles rencontrées consultent en privé un psychologue. Un a priori négatif plane cependant sur le recours au psychologue comme en témoignent les aidants qui affirment « ne pas en être encore là » ou « ne pas en être à ce point ». Pourtant notre vécu d’enquêtrice nous a montré qu’il existait un vrai besoin de soutien individuel chez ces aidants, particulièrement chez des hommes âgés sans enfants ou peu soutenus par leurs enfants, et qu’on pourrait qualifier de grands isolés.

Les services de répit : une demande de matérialisation insatisfaite

Ces hébergements spécialisés sont destinés à soulager les aidants pour une courte période. Pouvoir confier ponctuellement le parent dément profond à un établissement de répit est un souhait consensuel. La réticence relative à ce type de service paraît plutôt être une « réticence objective » que psychosociale. Les problèmes financiers, le manque de personnel, la dangerosité des structures pour le proche du fait de l’agressivité des malades, l’inadaptation aux stades de démence modérée et aux âges moyens sont évoqués. Toutefois la réticence a également une dimension psychosociale perceptible ; elle est exprimée dans le cas de démences modérées : les structures de répit sont sources de souffrance pour le malade car elles lui laissent voir l’évolution de la maladie, la perte d’humanité à venir. Dans ces cas, les attentes portent sur des séjours en maisons de type « familles d’accueil » qui ne sépareraient pas le couple et permettraient de soulager l’aidant du soutien instrumental (surveillance et fonctionnalité) tout en lui permettant d’assurer le maintien identitaire du malade.

L’institutionnalisation : un futur qu’on repousse

L’hébergement définitif dans les maisons de re- traite, même spécialisées, est refusé et repoussé au plus tard possible car il est associé à la mort du parent. Les critiques sont globalement identiques à celles qui sont émises pour les séjours de répit. La plupart des personnes souhaitent avoir les moyens financiers pour continuer le maintien à domicile jusqu’à la mort du malade.

La différenciation sociale des aidants par rapport à l’offre d’aide : esquisse d’une typologie

Nous avons tenté de repérer quelques profils psychosociologiques typiques des 27 personnes interviewées. Cette typologie n’est qu’une hypothèse dont la validation est un des objectifs d’une phase quantitative à venir. Dans notre échantillon, quatre types d’aidants sont remarquables :

• un premier type d’aidants (n = 12) pour qui le soutien donné au parent est l’unique raison de vivre. Leur rôle est source de forte gratification. Parmi eux 8 sont âgés. Ils semblent être dans le déni de la gravité de la maladie, dans un coping d’évitement, dans une posture de toute puissance. Ils pensent maîtriser la situation et disent n’avoir besoin d’aucune aide, qu’elle soit familiale ou professionnelle. C’est à la fois une posture d’époux (n = 6) dont la femme est démente profonde : des hommes de milieu favorisé, anciens dirigeants habitués à maîtriser les événements ; leurs filles finissent par imposer, sous menace d’hébergement définitif, l’aide à domicile et les soins infirmiers. C’est aussi une posture d’épouses (n = 2) dont le mari est en démence débutante. Leur refus de s’informer davantage sur la maladie fait penser à une minimisation de la situation. Ces femmes régentaient le foyer et imaginent pouvoir continuer. Toutefois à l’intérieur de ce premier type caractérisé par la valorisation attachée au rôle d’aidant et source unique de gratification, 4 filles se distinguent des aidants décrits précédemment. Parmi elles, 3 sont célibataires et cohabitent avec leur mère ; celle qui est mariée est de milieu rural. Ces filles se sentent en grande dette à l’égard de leur mère avec qui elles ont toujours eu une relation fusionnelle. Ces femmes ont été contraintes de recourir aux services quand elles n’ont plus eu la force de gérer seules la maladie. Elles ont lutté longtemps jusqu’à se martyriser, mais ont dû se résoudre à reconnaître la gravité de la maladie. Un peu comme si leur toute-puissance avait dû faire avec un principe de réalité ;

• un deuxième type caractérise ceux qui ne maîtrisent absolument pas la prise en charge de la maladie pour- tant très avancée. Ce sont des hommes âgés qui n’ont pas d’enfants et pourraient être définis comme de grands isolés. Ils sont épuisés, semblent très dépressifs et proches de la rupture. Ils sont incapables d’imposer à leur femme les services d’aide nécessaires et n’imaginent aucune solution intermédiaire à l’institution ;

• les aidants du troisième type sont des aidants « rationnels » (n = 8). Ce sont des conjoints dont le rôle de soutien est l’occupation principale et est gratifiant. Toutefois ils ont d’autres sources de valorisation : ils disposent de ressources en soutien social et/ou en capital culturel et/ou en moyens financiers. Leur stratégie de coping est centrée sur l’action : dans la trajectoire de la maladie, ils ont toujours géré au mieux, en agissant, en tentant de maîtriser et en acceptant l’aide à certaines conditions. Des enfants sont présents pour épauler l’aidant, exerçant un « monitoring protecteur » à distance sur le couple. Ils assurent le maintien identitaire et les services, dont ils connaissent les limites, répondent aux besoins d’aide instrumentale. Ces aidants souhaitent être soulagés ponctuellement de leur rôle. Les inégalités sociales sont prégnantes : la charge financière empêche certains de recourir aux services d’une aide professionnelle privée choisie pour ses qualités ou à des séjours de répit particulièrement attentifs au malade ;

• enfin un quatrième type d’aidants (n = 5) est constitué « d’aidants distanciés » ceux chez lesquels n’existe aucune réticence à recourir aux services pour le parent, mais une réticence vis-à-vis des offres de soutien qui leur sont destinées. Ce groupe est constitué essentiellement d’enfants qui ne cohabitent pas avec l’aidé. Ils disent avoir leur vie à sauvegarder et envisagent l’institution quand le maintien à domicile ne sera plus possible. Ce quatrième type d’aidants est le seul à juger les besoins d’aide instrumentale comme les plus importants. L’aspect intangible de l’aide, le soutien émotionnel, n’est pas leur préoccupation. Toutefois, femmes et hommes se distinguent à l’intérieur de ce groupe.

Les femmes sont dans une relation « très difficile » avec l’aidé. Ce sont principalement des filles qui ont en charge une mère « qui n’a pas fait son devoir de mère » et une épouse rendue très malheureuse par son mari. Elles n’aident que par devoir. Elles ne ressentent aucune dette, aucune culpabilité et font le minimum.

Pour les fils (n = 2) dont les mères présentent une démence débutante, l’aide est apportée dans un contexte beaucoup moins passionnel. Ils considèrent que c’est leur devoir de fils d’exercer ce rôle d’aidant. Ils assurent un soutien émotionnel régulier à distance et cherchent de l’aide rationnellement pour organiser la vie au domicile le plus longtemps possible jusqu’à l’institutionnalisation.

aidantsLa réticence des aidants interviewés est ainsi globale pour certains et sélective pour d’autres. C’est un processus extrêmement complexe dans lequel interagissent les caractéristiques socioculturelles, psycho- logiques, d’histoire familiale et de trajectoire de la maladie. Elle n’est pas de même nature selon le degré de proximité affective avec le parent : pour ceux qui sont distants, la réticence « psychosociale » se limite aux offres qui les impliquent directement. Mais la plupart des aidants aiment leur proche et sont donc très préoccupés par le bien-être émotionnel et l’image de soi du malade qu’ils cherchent à maintenir le plus longtemps possible. Parmi eux, certains sont persuadés qu’ils sont seuls capables de fournir ce type de soutien ; d’autres, par respect de l’identité d’une épouse opposante, n’ont pas recours aux services. Enfin, d’autres personnes acceptent l’offre bien qu’ils en soient très critiques. Ceci est particulièrement sensible à propos des soins du corps et de l’accueil de jour. Finalement, l’attente porte sur un idéal d’offre qui garantirait une reconnaissance de leur parent comme la personne qu’il fut et non pas comme le malade qu’il est devenu.

Conclusion

Les approches nouvelles issues de la sociologie dans le champ de la santé et dans celui des solidarités familiales, et les recherches empiriques qui ont suivi, constituent des voies d’ouverture pertinentes pour la problématique de la réticence. Elles se sont en effet dégagées du paradigme du stress-coping et d’une méthodologie quantitative dont l’apport fut cependant considérable pour témoigner des effets délétères du rôle d’aidant. En réaction contre une vision professionnelle de l’aide familiale, elles ont montré le bien-fondé d’études s’intéressant aux besoins profanes tels qu’ils sont définis par les aidants eux-mêmes. La méthodologie qualitative inhérente à ce type d’interrogation per- met de replacer les attentes des aidants dans leur histoire familiale aussi bien que dans la trajectoire de la maladie. On a vu l’intérêt de penser l’aide dans une perspective dynamique car l’implication de l’entourage dans la dispensation des soins change selon les stades de la maladie. Des enfants évincés par des conjoints voulant garder l’entière maîtrise de la prise en charge, sont sollicités bien plus tard quand la rupture est proche ; ils doivent alors menacer d’institutionnaliser le malade si l’aidant continue à refuser l’aide professionnelle.

S’inspirant de la théorie de la construction sociale de l’identité pour laquelle les interactions quotidiennes sont centrales dans la définition de l’identité, Orona a montré comment un événement majeur comme la maladie d’Alzheimer est de nature à modifier les interactions quotidiennes, les relations entre la personne atteinte et son entourage. Lors de ces interactions, les aidants tentent de préserver l’identité du parent dément le plus longtemps possible malgré la maladie dont la caractéristique est bien la perte de la biographie et la dissolution de la conscience de soi. La pertinence d’une telle analyse à la problématique de la réticence à l’égard des services paraît évidente : dans notre étude, de nombreux aidants refusent de faire confiance à des professionnels qui ne leur garantissent pas de maintenir au mieux l’identité de leur proche. Dans l’urgence d’une crise incertaine, chercheurs et décideurs sont appelés à confronter leurs perspectives. Les recherches restent encore rares et parsemées, mais il nous paraît que les résultats sont prometteurs. Du côté des politiques, comme ils viennent d’en faire l’annonce, la mise en place des dispositifs est destinée à modifier de façon substantielle les effets pathogènes de la situation des aidants familiaux. Alors ils devront repenser ces interventions pour prendre en compte, dans une sorte d’utopie créatrice, le maintien identitaire exigé par les aidants.