Article par CAROLINE LAPORTHE
Gérontologie et Société – n° 115 – décembre 2005 page 201
Les aidants familiaux, qui apportent, à titre non professionnel, une aide ou un soutien à un proche malade, dépendant ou handicapé, occupent une position spécifique en tant qu’usagers. Ils ont en effet la particularité d’être à la fois utilisateurs et acteurs du système sanitaire et médico-social. Pourtant, ils ne sont légitimés dans aucune des deux fonctions. En tant qu’accompagnants, ils ne bénéficient qu’indirectement des soins délivrés à leur proche et ne sont pas toujours associés aux décisions. En tant qu’acteurs informels, ils peinent à faire reconnaître leur « travail » dans la mesure où ce dernier n’est quantifié par aucune instance administrative et n’a pas de valeur dans une société dont l’échelle d’évaluation est principalement monétaire. Face à ces blocages, les aidants familiaux souhaitent développer le dialogue avec les professionnels et revendiquent un véritable statut afin d’obtenir des réponses à leurs besoins.
LES AIDANTS FAMILIAUX REVENDIQUENT UN VÉRITABLE STATUT
En France, les aidants familiaux commencent à peine à se constituer comme un groupe formalisé d’usagers alors que c’est le cas dans de nombreux pays occidentaux. L’association française des Aidants (voir annexe) s’est créée après l’épisode caniculaire en novembre 2003… soit dix ans après son homologue américaine. Elle regroupe un noyau dur de personnes physiques directement concernées à titre personnel ou par leur profession. Un réseau de sympathisants s’est constitué au fil des mois sur l’ensemble du territoire, notamment via sa newsletter.
Les droits des aidants sont une préoccupation commune à de nombreuses associations de patients, de personnes handicapées ou de retraités. L’aide aux aidants fait l’objet d’initiatives locales de la part du milieu associatif (Aidants, Association des Paralysés de France, France Alzheimer, Unafam…) mais aussi de certains organismes d’assurance maladie, caisses de retraite ou mutuelles. Un collectif interassociatif mène depuis 2004 un groupe de travail sur les droits des aidants sous l’égide de l’Union Nationale des Associations de Famille. A l’échelle européenne, les associations nationales d’aidants se sont regroupées fin 2004 au sein de Eurocarers.
En France, malgré quelques avancées, les aidants sont encore considérés comme des usagers de seconde catégorie : contrairement à leur proche qui a le statut bien défini de patient, ils ne sont que des utilisateurs indirects du système sanitaire ou médico-social ; contrairement aux professionnels de la santé ou de l’action sociale, ils ne sont que des acteurs « informels » dans la mesure où leur travail n’est pas, en général, gratifié d’une rémunération.
USAGER D’UN NOUVEAU TYPE
Le terme « usagers » désigne habituellement les utilisateurs du service public. Compte tenu du domaine d’intervention des aidants, nous restreindrons l’acception aux personnes qui sont consommatrices de services dans le secteur sanitaire et médico-social. Ces services peuvent être délivrés par des structures publiques ou privées (cliniques, hôpitaux, maison de retraite, associations d’aide à domicile ou société de services à la personne…). Leur financement relève en priorité de la solidarité nationale et doit le rester.
Or une partie de plus en plus importante des sommes est versée non pas par l’Etat mais par les conseils généraux ou payée par les familles, notamment pour les personnes âgées. Cela crée des écarts de traitement des usagers en fonction du lieu d’habitation et de la situation financière de la personne aidée et de sa famille, les aides dépendant de plus en plus de la politique sociale menée par le département et de son budget. Le secteur du handicap est pour l’heure moins touché dans la mesure où les maisons d’accueil spécialisées sont prises en charge à 100% par l’assurance maladie. Ceci dit, de nombreux parents sont confrontés au manque de places en établissements spécialisés et n’ont pas accès à suffisamment d’heures de personnel qualifié quand ils choisissent de garder leur enfant chez eux. A ces différences de traitement s’ajoute la barrière d’âge de 60 ans qui aboutit à une prise en charge à des conditions plus avantageuses pour une personne handicapée jeune que pour une personne devenue dépendante à un âge avancé. Cette discrimination devrait être gommée dans un délai de cinq ans selon les termes de la loi de février 2005 sur le handicap. Mais un doute subsiste sur la réalisation sachant que la loi de 1975 prévoyait déjà une convergence entre les droits des usagers dans le champ du handicap et des personnes âgées.
Même si les conditions d’aide ne sont pas homogènes, l’association française des aidants a voulu rassembler tous les types d’aidants familiaux, quelle que soit l’origine de la dépendance (mal- formation congénitale, maladie, accident, grand âge…). En effet, en vivant auprès de personnes qui ne peuvent pas ou plus accomplir un certain nombre d’actes de la vie quotidienne, ces usagers ont des besoins et attentes similaires. Le collectif interassociatif qui se réunit sous l’égide de l’Unaf s’est accordé sur la définition sui- vante :
L’aidant familial ou de fait est la personne qui vient en aide à titre non professionnel, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de son entourage, pour les activités de la vie quotidienne. Cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non. Elle peut prendre plusieurs formes : nursing, soins, accompagnement à l’éducation et à la vie sociale, démarches administratives, coordination, vigilance/veille, soutien psychologique, communication, activités domestiques…
VIDE JURIDIQUE
Les aidants familiaux ou de fait ne bénéficient pas encore en France d’une existence juridique propre. Plus grave, il n’existe pas de prise de conscience collective de la nécessité d’une aide aux aidants, si ce n’est par certains professionnels et militants associatifs. Or les experts sont unanimes: l’aidant familial contribue à l’amélioration des conditions de vie et de santé de la personne malade ou dépendante. Si l’aidant ne joue plus son rôle, c’est le patient qui en pâtit. On estime que 80 % de l’aide apportée aux personnes âgées ou handicapées est délivrée de manière informelle par les conjoints, parents, voisins, bénévoles, etc. D’après les études médicales menées, l’état de santé des aidants familiaux est significativement dégradé par rapport au reste de la population. Il y a donc urgence à agir.
L’association française des aidants récuse le terme d’aidants « naturels » parce qu’il introduit l’idée que l’accompagnement va de soi alors que c’est un rôle qui, comme tout autre, est construit par la société. Si le mouvement premier est d’assister un membre de l’entourage qui nécessite de l’aide, des soins ou simplement une présence attentive, l’importance de l’engagement et sa durée n’ont rien de « normatif ». Des choix fondamentaux s’ouvrent à l’aidant, modifiant profondément son mode de vie: faut-il arrêter de travailler? trouver une place en institution ou garder le proche à domicile ? etc.
Il règne parfois une grande confusion entre la position affective induite par les liens familiaux et la position aidante nécessitée par l’état de dépendance. Le terme d’aidant choque parfois car les gens se définissent d’abord en tant que parent ou conjoint c’est-à- dire dans la sphère affective et non pas par rapport à une mission technique. Certains préfèrent être nommés «accompagnants», mot jugé plus positif et approprié à toutes les formes d’accompagnement. De même qu’il n’est pas facile d’exercer la fonction de parent (parentalité) pour laquelle il ne suffit pas d’être le géniteur, il faudrait reconnaître la fonction d’aidant (accompagnement) pour laquelle il ne suffit pas d’être un proche.
L’aide aux aidants n’a pour l’heure quasiment aucune base juridique et est dispensée, de manière facultative, en fonction de l’orientation et des montants des fonds d’action sociale. Pour que les aidants puissent accéder à des droits en tant qu’usagers, il est important qu’ils puissent être identifiés «officiellement» par une instance administrative. C’est ce que permettrait par exemple la désignation de l’aidant principal effectuée par la personne aidée mais agréée par l’équipe pluridisciplinaire d’évaluation. Cela mettrait fin à l’hypocrisie actuelle qui consiste à élaborer un plan d’aide sans quantifier le travail d’un des acteurs majeurs (à savoir les aidants familiaux), ni prendre en considération leurs besoins. Le groupe intercollectif a listé les principaux besoins des aidants. L’APF, qui travaille depuis plusieurs années sur ce sujet, les a déclinés sous forme de guide pratique d’auto-évaluation à l’attention des parents d’enfants handicapés. Mais un tel guide serait facilement transposable aux aidants de personnes âgées.
DES DROITS EN TANT QU’USAGERS « SECONDAIRES »
Les aidants militent depuis longtemps pour défendre les droits de leurs proches atteints d’une pathologie, en situation de handicap ou tout simplement très âgés. Ils agissent en quelque sorte au deuxième degré en tant qu’usagers « secondaires ». De nombreuses associations de patients accueillent en leur sein les membres de la famille pour les représenter. France Alzheimer est symptomatique de ce modèle mais aussi l’Unafam ou l’Unapei. C’est également le cas pour les victimes d’accidents médicaux qui n’ont pas toujours l’énergie de porter seules leur action en justice. Pendant la décennie 1960 à 1980, le secteur du handicap a œuvré pour faire sortir les personnes handicapées des asiles considérés comme des mouroirs. Il semblerait que le mouvement militant se soit déplacé aujourd’hui vers les conditions de vie à domicile afin de pouvoir vivre dignement.
Phénomène nouveau, les aidants de personnes âgées sont aujourd’hui concernés par ce mouvement militant. Celui-ci s’opère à la faveur de la création des conseils de vie sociale dans les structures médico-sociales (loi de rénovation de 2002), d’émergence d’un statut de personne de confiance (loi sur les droits des patients de mars 2002) ou encore des tentatives pour changer le regard sur la vieillesse en mettant l’accent sur le «bien-vieillir» (programme gouvernemental lancé en 2003). L’autre tendance de fond est la volonté des retraités de se saisir de ce thème qui les concerne directement puisque, en raison de l’accroissement de l’espérance de vie, ce sont souvent de jeunes seniors qui s’occupent de leurs parents très âgés. Signe des temps, le Comité National des Retraités et des Personnes Agées a invité l’association française des aidants à s’exprimer lors du rassemblement annuel des Coderpa en novembre 2005.
A force d’intervenir au nom de leurs proches, les aidants familiaux occultent leurs propres besoins jugés secondaires par rapport à ceux de la personne aidée. Certains vont jusqu’au sacrifice et risquent de sombrer dans le cercle vicieux de l’épuisement aboutissant à l’épuisement, la dépression et parfois la maltraitance. Il est temps que les aidants familiaux soient reconnus par les professionnels de la santé et du social comme des interlocuteurs à part entière et non secondaires, notamment par le corps médical lors de l’annonce du diagnostic et pour améliorer l’observance des traitements.
ÉMERGENCE DE DROITS SPÉCIFIQUES
Il existe déjà un certain nombre de droits dont bénéficient les aidants familiaux. La plupart sont récents et surtout incomplets. Ils ne répondent pas à tous les besoins et ne procurent donc pas un véritable statut. La question de la rémunération est lancinante, en particulier pour les accompagnants de personnes lourdement handicapées ou dépendantes à domicile. Mais dans leur grande majorité, les aidants aspirent plus à obtenir les mêmes droits sociaux qu’un salarié qu’une rémunération.
Le besoin numéro un, le plus concret et immédiat, est d’être remplacé car il faut bien assumer le quotidien. Cela correspond à trois cas de figure :
– bénéficier d’un relais régulier pour préserver sa vie personnelle et/ou familiale
– s’octroyer des temps de pause sur une certaine durée pour pré- venir l’épuisement
– pouvoir demander un renfort ponctuel en cas de situations de crise ou d’urgence.
Il est important de laisser à chacun le choix de la personne ou structure qui le relaiera. L’aidant devrait pouvoir ainsi recevoir un crédit de plusieurs heures par an qu’il utiliserait à sa guise via par exemple la distribution de chèques emploi service universels pré-payés.
Le deuxième besoin est de bénéficier de bonnes conditions d’aide. Même s’il ne perçoit pas une rémunération, l’aidant principal devrait pouvoir bénéficier de la même protection sociale et d’insertion professionnelle qu’un salarié. La question de la couverture sociale (maladie, droits à la retraite…) se pose de manière cruciale dans les situations de rupture comme un divorce ou des problèmes de santé. Un bilan de santé annuel spécifique s’impose également à titre préventif. Un aménagement des horaires de travail permettrait de concilier vie professionnelle et accompagnement. Et l’aidant qui souhaite se reconvertir devrait bénéficier d’une période de formation (validation des acquis de l’expérience ou possibilité d’opter pour un tout autre métier).
La troisième catégorie de besoins est de comprendre et d’être com- pris. En raison de la lourdeur de la charge et de sa durée, l’aidant principal peut avoir besoin d’un soutien «psychologique» qui peut prendre des formes très diverses et qu’il doit pouvoir choisir librement. Ensuite il doit avoir accès aux informations sur la maladie et les aides disponibles. Enfin, une formation adaptée sur l’accompagnement ou un geste technique doit être proposée gratuitement à ceux qui le souhaitent.
Alors qu’ils ne bénéficient pas encore en France de reconnaissance juridique, le mouvement des aidants familiaux, présents dans de multiples associations, se structure pour revendiquer une position « officielle » et non plus « informelle » en tant qu’usagers.
Le paradoxe de l’aide aux aidants est qu’on cherche à venir en aide à des gens suffisamment forts pour aider eux-mêmes et qui, les yeux rivés sur leur proche, ne s’autorisent pas toujours à exprimer leurs propres limites ou détresse. Ce paradoxe apparaît de manière manifeste en ce qui concerne les liens sociaux : ce sont les aidants familiaux qui permettent, notamment aux personnes âgées ou dépendantes, de garder des relations. Mais s’ils s’investissent trop, ils risquent de s’isoler eux-mêmes du reste du corps social. Les professionnels ont un rôle évident à jouer pour faciliter une prise de conscience.